La vengeance de la pelouse

Depuis quelques années, le sud-ouest des Etats-Unis, en particulier la Californie, subit une importante sécheresse. Face aux restrictions imposés par le gouverneur de Californie sur la consommation d’eau, les Californiens se sont tournés vers une solution inespérée: teindre leurs pelouses en vert (ou, pour les plus patriotes, aux couleurs du drapeau des Etats-Unis).

« In the land of movie stars and cosmetic surgery, it is perhaps not surprising grass-painting is proliferating. LawnLift, a Southern California-based company, advertises its paint is “like a face-lift for your lawn.”

“It’s the perfect mix of everything,” says owner Jim Power of his concoction, which can result in hues of sage, emerald or forest green and lasts an average of three months per application. “Same stuff cosmetics are made of.”

Carol Chait, of Lake Balboa, was convinced to give the pigment a try. “If you would put it on your face, you’d put it on your lawn,” she figured. »

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Lorsqu’on embarque dans une nouvelle de Richard Brautigan, on ne sait jamais à quel moment le train de l’histoire va dérailler vers un absurde doux-amer. Visionnaire, le titre de son recueil de nouvelles écrites entre 62 et 70: LA VENGEANCE DE LA PELOUSE (Revenge of the Lawn).

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Dans trois jours on s’envole pour San Francisco.

« Je vais faire une bulle, du mieux que je peux, et j’en ferai peut-être encore quelques autres. Ce n’est pas qu’elles soient d’une importance capitale ni qu’elles puissent changer le cours des choses, sauf celle qui est entrée en collision avec le bus n. 30 qui va à Stockton. Mais ça, c’est une autre histoire.

Comme ma petite amie était en retard, j’étais allé au parc tout seul. J’en avais assez d’attendre debout dans une librairie en lisant un livre dans lequel des gens faisaient l’amour tout le temps dans des décors luxueux. Elle n’était pas mal, mais je me faisais vieux. Blasé.

C’était un de ces après-midi d’été typiques, qui à San Francisco ne nous arrivent qu’à l’automne. Le parc était comme d’habitude : les enfants jouaient à ça-c’est-mon-enfance, les petits vieux qui connaîtraient bien assez tôt l’ombre de la tombe prenaient maintenant le soleil, et les beatniks étaient allongés ça et là sur l’herbe comme des tapis défraichis, attendant que passe le grand marchand de tapis dans le vent.

J’ai fait tout le tour du parc avant de m’asseoir : un long cercle lent qui se refermait doucement. Puis je me suis assis. Mais avant même de pouvoir examiner sur quel territoire j’étais parvenu, un petit vieux m’a demandé l’heure.

– Trois heures moins le quart, ai-je dit, mais je ne savais même pas quelle heure il était. Je voulais seulement rendre service.

– Merci, m’a-t’il dit, et il m’a lancé un très vieux sourire de soulagement.

Trois heures moins le quart était l’heure exacte pour ce vieil homme, car c’était l’heure qu’il souhaitait qu’il soit, l’heure qui lui plaisait le mieux. J’étais assez content de moi.

Tout ce que je sais, je l’ai appris des scouts d’Amérique, et j’avais fait ma B.A. de la journée. Il ne me manquait plus maintenant pour demeurer en sainteté que de trouver une voiture de pompiers décrépite que j’aiderais à traverser la route.

– Merci, mon fils, dirait-elle, avec sa peinture rouge pleine d’arthrite sentant le grand âge, son échelle couverte de cheveux blancs et une légère cataracte sur sa sirène.

Il y avait des enfants qui jouaient à faire des bulles à l’endroit où j’avais choisi de quitter le parc. Ils avaient un pot de liquide magique et des petites baguettes avec des anneaux de métal avec lesquelles ils lançaient des bulles pour qu’elles aillent rejoindre le vent.

Au lieu de m’en aller je suis resté à regarder les bulles qui quittaient le parc. Elles mouraient à une cadence élevée. J’en ai vu tant et plus disparaître d’un seul coup au-dessus du trottoir et de la rue : et leurs profils d’arc-en-ciels cessaient d’être.

Je me demandais ce qui se passait, et en regardant plus attentivement je les ai vues se heurter à des insectes dans l’air. Quelle merveilleuse idée! Mais c’est alors que l’une des bulles est entrée en collision avec le bus n. 30 qui allait à Stockton.

Vlan! comme dans une collision entre un trompette inspiré et un grand concerto, elle montrait à toutes ces autres bulles comment sortir avec classe. »

Richard Brautigan, L’heure exacte, in La vengeance de la pelouse.

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Soundtrack: Richard Brautigan, « Here are the sounds of my life in San Francisco« , extrait de l’album Listening to Richard Brautigan enregistré sur le label expérimental Zappel en 1970.